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29 novembre 2014 6 29 /11 /novembre /2014 15:15
Une nouvelle conférence

~~Sorcellerie et violences faites aux femmes au XVIe siècle dans les Vosges

Conférence de Jean-Claude Diedler à Epinal, le vendredi 3 octobre 2014 à 19h30

INTRODUCTION

Il peut sembler intéressant de transformer en question le titre de cette présentation. On pourra se demander en quoi la sorcellerie peut être emblématique des violences faites aux femmes, hier et peut-être aujourd’hui encore. Entendons par le mot violence toute agression physique ou toute pression psychologique visant à contraindre. La dévalorisation de l’image féminine est une forme de violence particulièrement perverse. Elle affecte négativement la perception qu’on peut avoir de la femme. C’est le cas de la sorcière de l’affiche : elle est vieille, laide, bizarrement coiffée et chevauche un balai sur fond de disque lunaire. Il ne faudrait pas, cependant, accorder trop d’importance à cette allégorie, au risque de tomber dans les galéjades d’un folklore à la mode. En réalité, l’identité de ces femmes réprouvées est beaucoup plus difficile à cerner. Elle nécessite d’abord de saisir les croyances archaïques qui ont structuré un imaginaire confronté aux forces de la nature. Il convient ensuite d’approfondir les anciennes représentations de la femme. C’est un être de transmission culturelle, de pouvoir, qui domine son compagnon. Ses cycles biologiques lui offrent une rare compétence, celle de maîtriser le temps. Parce qu’il ne peut pas se passer de sa présence, l’homme est tenté d’instaurer une relation de violence entre elle et lui. Cette opposition fondamentale a contribué à faire que la sorcellerie soit d’abord une affaire de femmes. Pour finir, on se demandera comment la justice du XVIe siècle est parvenue à institutionnaliser la lutte contre la sorcière, ce qui revenait à entériner la violence masculine. Le bien et le mal, l’interdit et le permis sont, on le sait, deux concepts opératoires qui permettent d’asseoir un pouvoir. Il est cependant étonnant que la seule instrumentalisation de ces concepts ait pu permettre de condamner autant de sorcières en si peu de temps.

I -Penchons-nous d’abord sur les racines d’un imaginaire du bien et du mal Les forêts et les montagnes vosgiennes sont particulièrement propices à ce genre d’enquête. Il faut tout d’abord prendre conscience de l’ancienneté de leur peuplement. Quelques toponymes la rappellent. Ainsi du mot Durbion, nom d’un affluent de la Moselle. Le ruisseau prend sa source au rocher de l’Aurichapelle, dans la forêt de Dompierre, sur le territoire de Méménil. Ce toponyme est formé à partir du déterminant DUR, un préfixe qui appartient au très ancien idiome indo-européen. Quant à la finale ON, elle désigne l’eau vive en général. On le retrouve féminisé dans la finale de Vologne. Portons-nous maintenant au début du 3e millénaire avant notre ère, qui correspond à la fin du Néolithique. Les hommes sont devenus des cultivateurs sédentaires. Leur survie dépend de récoltes suffisantes et régulières. La chaleur du soleil et l’humidité de l’eau leur sont indispensables, tout comme la régularité dans la succession des saisons. On comprend que ces cultivateurs puissent redouter une interruption dans la reproduction des cycles saisonniers. Leur crainte devient angoissante, au moment où les jours de décembre raccourcissent de manière inquiétante et que les ténèbres semblent vouloir l’emporter sur la lumière. Rien ne peut alors leur assurer que l’hiver et la nuit ne s’installeront pas définitivement.

1. Cette crainte est à l’origine des anciens cultes panthéistes Les premiers cultivateurs ont tenté de se concilier les puissances cosmiques qui les dépassent. C’est la fonction des cultes rendus aux forces de la nature. Leurs rites portent sur les facteurs naturels qui conditionnent la fécondité des récoltes : le soleil, le rocher ou la terre et l’eau qui les réunit. L’imaginaire lié au soleil d’abord : Sources de lumière et de vie, les rayons solaires symbolisent les influences bénéfiques reçues par la terre. Le soleil est considéré comme un élément fécondateur, un œil bon qui s’oppose à l’œil mauvais figuré par la lune. Levant, il symbolise la vie naissante. Couchant, il préfigure une mort annoncée. Entre ces deux moments, l’astre féconde la terre. L’intensité de la lumière solaire variant au cours de l’année, Il faut pouvoir s’assurer de la conformité de la course de l’astre. Sa régularité conditionne la bonne succession des saisons. Certains endroits répondent mieux à cette nécessité. Comme à Deycimont, ils associent la puissance fécondante du soleil à la permanence du rocher et sont devenus d’importants sites cultuels. . Expliquer le toponyme Deycimont [déterminant : Dey (Dieu) ; radical : Cimont (pierre régulière)] L’imaginaire lié au rocher : . Photographie de la roche du Recreux ou du Fournel (b) Les rochers jouent un rôle important dans la relation entre le ciel et la terre. Il faut différencier la pierre brute de la pierre taillée. Taillée, elle n’est qu’une œuvre humaine, symbole de servitude et de ténèbres. La pierre brute, elle, est descendue du ciel. Par ce fait, elle est anoblie puisqu’il s’agit d’une pierre façonnée par Dieu, d’une pierre achevée donc. Elle devient le lieu de résidence de la divinité d’où elle tire sa vocation cultuelle. Ces blocs sanctifiés ont une fonction protectrice qu’ils communiquent aux profondeurs de la terre qui abritent le Mal. La pierre enracinée l’empêche de remonter jusqu’à la lumière. C’est le cas de la roche du Fournel, qui est particulièrement associée au soleil. Ses caractéristiques permettent des visées solaires qui ont donné lieu à un culte d’une rare permanence. (Les anciens ont même gravé leurs représentations de l’association pierre/soleil dans la roche). . Deux photographies des soleils de Deycimont (c/d) L’association de la pierre brute est du soleil est bien plus évidente dans certaines régions que dans nos espaces forestiers. . Photographie de la Pierre des Amporelles (e) L’imaginaire lié à l’eau : L’imaginaire lié à l’eau est étroitement associé à la nature de la femme. Son symbolisme universel est mis en évidence par la tradition juive. Lors de la Création, les eaux supérieures ont été séparées des eaux inférieures. Cette séparation symbolise le partage des eaux mâles et des eaux femelles. Ce double concept est assez complexe. Il convient de le préciser. L’eau descendante et céleste, la Pluie, est une semence ouranienne qui vient féconder la terre. Elle est par essence masculine et associée au feu du ciel. L’eau première, c’est-à-dire l’eau naissante venue de la terre est féminine. L’union de la terre et de la lune symbolise la fécondité accomplie (calendriers lunaires). De cette terre gravide jaillit l’eau pour que, la fécondation déclenchée, la germination se fasse. Le concept a donné naissance à deux catégories de cultes qui ont perduré bien après leur suppression des causes de procédure criminelle. L’eau descendante est associée à la fonction magique et cultuelle des nombreuses cupules ou bassins des rochers vosgiens. La rigole creusée à leur extrémité permet l’écoulement de l’eau de pluie fécondant la terre. Les sorcières ont longtemps été accusées de perturber cette association afin de provoquer des calamités climatiques. . Photographie de la Pierre St-Jacques marquées par les croix des passants (f) . Photographie de la cupule de la Pierre des Gaulois ; sa forme triangulaire infirme l’argument qui en fait des creusements dus à l’érosion (g) Le symbole de l’eau naissante est agrégé à certains rites propitiatoires réservés aux femmes. Ils consistent en offrandes faites au moment du solstice d’hiver à une sorte de fée pourvoyeuse et protectrice, la tante Arie. Le rocher de l’Aurichapelle le rappelait encore en 1999, avec ses décorations de Noël. . Photographie du rocher de l’Aurichapelle avant la tempête de 1999 (h)

2. Quelle position l’Eglise a-t-elle adoptée face à ces pratiques ? Pour les anciens, le temps n’est qu’une suite de cycles saisonniers annuels. Le passé revient et l’avenir est toujours prévisible. C’est cet enroulement du temps qui justifie les fêtes saisonnières et le recours à la magie dans les situations aléatoires. Rien n’empêche d’espérer faire revenir un cycle favorable. Le développement du christianisme, à partir du VIIe siècle, a donc été un choc culturel pour ces gens. Le temps chrétien n’est pas le leur : il est historique, linéaire et interdit tout retour vers le passé. Plus de cycles : le monde doit avoir une fin et elle est annoncée. A la même période, les anciens cultes panthéistes sont interdits. Le clergé ne peut que s’en méfier car le magique a toujours guetté le sacré pour le pervertir. C’est particulièrement vrai pour les cultes liés à l’eau. Pour preuve, tous les synodes et conciles régionaux, du VIe siècle jusqu’au concile de Cambrai en 1565, ont prohibé les cultes rendus à la nature. Cette persistance dans les interdictions souligne l’impossibilité d’éradiquer les vieilles croyances. L’Eglise s’est attachée à les adopter en les christianisant. Les sources de tante Arie sont devenues des sources Marie, alors que la prégnance de certains rochers les a voués à saint Roch. Cette volonté d’assimilation a permis à l’institution de livrer un remarquable document sur la conception originelle de l’univers et de ses mouvements cosmiques. Il s’agit du bas-relief de l’église d’Ormes-et-Ville qui représente la conception ambivalente de l’univers qu’avaient les anciens : Ormes-et-Ville est une commune du Saintois qui fait partie du canton d’Haroué. A droite du porche de l’église, au ras du sol, un bloc de calcaire taillé semble ne pas avoir retenu une attention particulière. Il est d’ailleurs placé au ras du sol sans aucune protection ! . Photographie de situation (i) . Photographie de face (j) Sa sculpture, très érodée, figure la dualité fondamentale lumière/ténèbres : l’espace de lumière triangulaire est cerné par de ténébreuses volutes. Un bloc régulier supporte ce qu’on a cru être un ostensoir. . Photographie du bloc et de l’ostensoir (k) Avec les deux anges qui s’estompent de part et d’autre du bloc, ce sont les seuls éléments spécifiquement chrétiens. Les observateurs locaux ne sont pas allés au-delà de cette première impression. Il s’agit pourtant d’une représentation du vieux symbolisme cosmique qui justifiera l’ossature du concept de sorcellerie et partant, sa répression. La pointe de la partie lumineuse correspond à la position de l’étoile polaire. Le soleil, centre du ciel, est au zénith. . Photographie de la position du soleil (l) Figurés de part et d’autre en position inférieure, les rayons de l’astre s’échappent de la zone de ténèbres. . Photographie du soleil levant et du soleil couchant (m) Il s’agit bien des 3 positions essentielles du soleil, matin, midi et soir. Le soleil se lève chaque matin et descend chaque soir. Vers le royaume des morts, pensent les anciens. Au IVe siècle, l’époque chrétienne qualifiera l’astre fécondant de soleil invaincu. Ce sol invictus a parfaitement convenu pour symboliser le Christ vainqueur de la mort. . Photographie du tableau de Deycimont (n) L’étoile polaire représente un autre repère important dans la mécanique céleste. Elle est le point d’insertion du cardo, le gond cosmique, l’axe du monde autour duquel tourne la terre et semble graviter le ciel nocturne. . Photographie de l’axe (o) Posé sur son bloc de pierre et dressé verticalement, l’ostensoir symbolise cet axe fondamental. La base crénelée symbolise la bouche des quatre sources d’où jaillit l’eau naissante, en direction des quatre points cardinaux. Elle est enracinée dans les profondeurs. . Photographie de la base du bloc (p) Arrêtons-nous sur les ténèbres qui bordent l’ensemble. Malgré l’usure du bas-relief, on aperçoit encore bien les têtes qui forment les renflements des nuages. . Photographie des nuées (q) Le rendu se veut menaçant car il s’agit de cacodémons, de mauvais démons qui ont la possibilité de répandre leurs menaces sur la totalité de l’espace en cas d’orage ou pendant la nuit. Seuls la sonnerie des cloches ou le chant matinal du coq peuvent les chasser et restaurer la lumière. Ces situations relèvent du monde des sorcières. L’interprétation de ce bas-relief permet de comprendre la vision cosmique des anciens. Il faut imaginer cette représentation en trois dimensions. Le monde éclairé est conique. Sa base est circulaire correspond à une expérience que savent reproduire ces gens. Il suffit de planter un piquet en terre pour que, durant la journée, le soleil projette une ombre semi-circulaire sur le sol (le demi-cercle du cadran solaire). C’est ce qui permettait d’orienter un espace ou d’obtenir le plan des lieux sacrés ayant une extrémité semi-circulaire (plan basilical). La zone lumineuse a donc la forme d’une tente. Elle correspond à la représentation qu’on se faisait autrefois de la calotte céleste. La tente symbolisait la présence du ciel sur la terre et la protection qui en résultait. C’est le prototype du temple, lieu sacré où le divin est appelé à se manifester. On en trouve confirmation dans les pratiques chamanistes. Pour communiquer avec les esprits, le chaman se place à l’intérieur d’une tente, dite tente cosmique, dont le sommet est censé rejoindre l’étoile polaire. La borne solaire de Deycimont confirme cet ensemble de symboles, tout en rappelant la signification qu’en a donnée l’Eglise conquérante. . Photographie de la face sud de la borne de Deycimont (r) Et la femme maudite, ou non ? Quelle est sa place dans cet ensemble symbolique ?

II -L’imaginaire lié à la femme contient les éléments de la réponse La femme est, par nature, une victime désignée surtout si elle est âgée. Edifiante est la lecture des œuvres des spécialistes de la sorcellerie aux XVe et XVIe siècles ! L’inquisiteur dominicain espagnol Torquemada, celui de la controverse de Valladolid, écrit qu’il a sévi bien plus souvent contre des femmes que contre des hommes. Parlant des adeptes de la sorcellerie, il ajoute que ce n’est pas sans raison que cette lie de l’humanité est le plus souvent désignée par des noms féminins, magicienne, sorcière, empoisonneuse, lamies, strige, masque lombarde. Pour le Lorrain Nicolas Remy, le fait que le nombre de femmes soit très supérieur à celui des hommes tient à ce que le démon est bien davantage porté à faire agir sa fourberie en direction de ce sexe qui est plus docile aux influences perverses.

1. Les mots sont durs car les pouvoirs de la femme effraient l’homme Il existe un exemple révélateur de cette crainte. Dans les alcôves, l’homme ne dort jamais contre le mur pour éviter d’avoir à enjamber sa femme s’il venait à se lever. La précaution est en effet importante. S’il passe au-dessus d’elle avant le chant matinal du coq et que sa verge est raide, elle s’amollira à jamais. Toutes les impuissances masculines liées à l’âge ou à la maladie trouvent ici leur cause. Le corps de la femme est en lien avec les forces cosmiques Dire à cette époque que « le sexe féminin est plus docile aux influences perverses », revient à reconnaître cette relation fondamentale qui structure l’imaginaire. Elle explique aussi que seuls certains éléments symboliques du corps féminin aient été conceptualisés. En 2011, lors des fouilles préventives précédant le chantier du canal Seine-Nord-Europe, les archéologues ont découvert une statue du néolithique, la Dame de Villers-Carbonnel. . Photographie de la Dame (s) Je vous lis le communiqué de l’Inrap qui la décrit : « Modelée à partir d’une plaque d’argile, elle montre des rondeurs suggestives : seins ronds, hanches larges et fesses proéminentes, mises en valeur par l’étroitesse de la taille. Pas de mains, et des bras symbolisés par de simples bourrelets prolongeant les épaules. Une tête conique, sans visage ». Contentons-nous de remarquer la forme de la tête. Pour le reste, deux parties du corps féminin sont concernées ici, les seins et l’abdomen, éclipsant le visage et les membres supérieurs. Une fois encore, l’iconographie religieuse est précieuse pour dégager une signification. Les seins et le lait qu’ils produisent appartiennent au monde ouranien. Ce sont des vecteurs de Vie et de Connaissance. Aussi les enseignements divins sont-ils comparés au lait. Les mots de Dieu procurent, en effet, une énergie qui favorise l’accroissement spirituel, comme le lait a le pouvoir de faire croître les vivants. L’imaginaire religieux va très loin dans ce sens. Héraclès est allaité par Héra. C’est la condition de sa future immortalité. . Photographie (Joos Van Cleve, Pays-Bas, 1ère moitié du XVIe s.) (t) Plus près de nous, saint Bernard de Clairvaux a bu miraculeusement le lait de la Vierge. La « lactation Notre-Dame » fait de lui le frère adoptif du Christ et lui transmet sa divine science et son don de prédication. La partie inférieure du corps de la femme est en relation avec les composantes néfastes de l’élément liquide. Dans ce domaine, l’imaginaire est aussi négatif que riche. Comme Mélusine, la femme est vouivre, sirène ou même poisson à l’occasion. Ce qui prévaut chez elle ce sont les mécanismes de la séduction mortelle. La sirène figure les embûches, nées des désirs et des passions. C’est une création fascinante et terrifiante de l’inconscient qui reflète les pulsions obscures et primitives de l’homme. Les interdits aussi : la sirène a des seins qui la rendent désirable mais le bas de son corps est inaccessible aux amours humaines. Poussons maintenant la porte de l’église bretonne de Brennilis, dans les monts d’Arrée. . Photographie de face de la Vierge de Brennilis (u) Au-dessus de l’autel, la statue d’une Vierge au regard bizarre, qui paraît plus druidesse que sainte. A ses pieds est allongée une petite sirène. . Photographie de la sirène (v) En retournant la statue, on constate que la queue de la petite sirène prolonge la tresse de la Vierge. . Photographie de la statue de dos (w) Aucune interprétation erronée n’est possible ici : l’imaginaire met bien la femme en relation avec les monstres aquatiques. Ce symbolisme fort se retrouve dans ces statues de la Vierge de Lourdes qu’une main pieuse a enfoncées dans la bouche des vieilles sources de tante Arie, devenues des sources Marie. . Photographie de la Vierge d’Aurichapelle (x) . Photographie de la source Marie [on aperçoit la statue de la Vierge dans la bouche de la source. La rigole d’écoulement taillée dans le roc prouve qu’il s’agit d’un lieu cultuel] (y/z)

2. Un sexe qui intéresse les démons En lisant la production des inquisiteurs et autres démonologues, on est frappé par l’imprécision des mots utilisés pour donner corps au Mal. Certains parlent de démons, du démon ou du diable voire même de Satan. Ces termes, qui ne sont pas synonymes, montrent la confusion qui s’est emparée des esprits. C’est la même chose pour l’idée que ces gens se font de la sorcière. Quelle définition donner au mot sorcière ? A cause de l’imprécision du déterminant sort, il est difficile de trouver un sens satisfaisant au mot sorcière dans notre langue romane. Ajoutons que c’est ce flou qui a favorisé puis justifié les excès de l’ancienne justice. Pour contourner cette difficulté, il faut se référer aux vieux dialectes germaniques. En vieil haut allemand, le mot sorcière se disait Zunrita au sens de Zaunreiterin, la femme qui chevauche la haie). Le mot allemand moderne est die Hexe. Le déterminant de ce mot remonte au vieil haut allemand hag, la haie. Par simplification et du fait de l’accentuation initiale, il s’est seul maintenu. Le radical perdu remonte au germanique commun *tsjō qui désignait un esprit impur, un démon. Il en reste des traces ailleurs : en westphalien, il désigne le diable, en norvégien un elfe mais aussi une femme éclopée, en vieux lituanien un esprit. Ces traces permettent de comprendre les nombreux noms donnés à ces femmes, comme l’a constaté Torquemada. Il ne s’agit pas ici de faire étalage de connaissances mais de souligner la complexité que recouvre la notion de sorcière. Nous retiendrons qu’il s’agit « d’une femme démoniaque qui chevauche les haies ». Elle est à cheval sur la frontière qui sépare les deux mondes mis en évidence à Ormes-et-Ville : celui de la lumière et celui des ténèbres. Cette position ambiguë lui permet de communiquer avec les démons des nuées. Ces démons que retient symboliquement la haie des meix vosgiens. .Photographie des démons du bas-relief (aa) Pour revenir à l’allégorie de l’affiche, le balai que chevauche la sorcière symbolise cette haie. Le terme dialectal ramon, qui signifie balai, désigne aussi les genêts qui ont servi à le fabriquer. La sorcière est très liée à cet instrument. Quelques exemples. On peut l’empêcher de franchir la porte d’une chambre en plaçant un balai à l’envers contre le battant. Balayer du sel qu’on a répandu sur l’usoir d’une maison, chasse les démons qui menacent le logis. En Bretagne on prétend même qu’il faut s’abstenir de balayer en cas de décès. Les mouvements du balai risquent de blesser ou d’écarter les âmes qui se promènent. La définition du mot démon permet de comprendre pourquoi. L’imprécision des discours démonologiques montre qu’il s’agit aussi d’un concept mal fixé. En réalité, deux langages s’affrontent : le discours savant de l’Eglise, qui a besoin d’une entité mauvaise pour mettre en exergue la bonté divine, s’oppose aux mots des simples. L’exemple type est le mot satan qui est une forme verbale araméenne signifiant l’empêchant. C’est, bien entendu, un concept inaccessible à tout un chacun. En revanche, lorsque les gens utilisent le mot diable, ils pensent « démons » au pluriel. En 1608, un habitant de Saint-Dié n’hésite pas à dire que « s’il avait plu à Dieu qu’il n’y eût qu’un seul Diable, il ne serait peut-être pas arrivé autant de malheurs au monde. On entend dire partout que ces diables causent beaucoup de maux par l’intermédiaire des sorcières. » Son constat lui coûtera cher ! Ces mauvais démons sont des âmes errantes non rachetées ou celles de personnes qui ont connu la malemort, une mauvaise mort si redoutée ! Elles peuplent les profondeurs de la terre d’où elles ressortent pour menacer les vivants. En 1602, un interrogatoire dévoile cet imaginaire très riche, plus féminin que masculin d’ailleurs. - Si quelquefois pendant la nuit, tu n’as pas vu des voisins passer au-dessus de votre lit et du berceau de votre enfant sous la forme de feux ? - C’est vrai que, par deux ou trois fois entre nuit et jour, j’ai vu dans un coin de notre maison un feu ardent comme une chandelle. J’étais déjà au lit avec mes enfants. La première fois mon mari était absent mais les deux autres fois, il était à côté de moi. - Ton mari n’a pas vu lui aussi ce feu ? - Non. - Pourquoi ne lui en as-tu pas parlé ? Et pourquoi ne lui as-tu pas montré ce feu ardent ? - Je le lui ai bien montré mais il disait qu’il ne voyait rien. - Qu’as-tu fait alors ? Est-ce que, depuis ce jour-là, la chandelle a continué à t’apparaître ? - Non, parce que j’ai fait chanter des messes. Les messes demandées ont été chantées à l’intention des âmes du purgatoire. Cette chandelle est la matérialisation des âmes de certains voisins avec lesquels la famille s’est fâchée. L’absence de réconciliation les a fait revenir. Les démons ne sont pas tous mauvais. Certains, comme la tante Arie, apportent leurs bienfaits au genre humain. La méthode exposée en 1616 par un certain Paul Pierrel, soudard de son métier, est particulièrement éclairante. Celui-ci avoue savoir se concilier les bons démons. Voici sa déposition : « Il faut prendre un bassin d’airain et une épée puis aller dans un bois, à minuit. Il faut tracer un cercle sur le sol avec la pointe de l’épée puis se coucher au milieu en posant le bassin sur la tête. Une fois allongé, le visage tourné vers le ciel, on doit invoquer les esprits infernaux. Au bout de quelques instants, ils viendront pour donner à celui qui les appelle toutes sortes de recettes qui lui permettront de réaliser ses vœux. » Ce qui précède permet de mieux comprendre les notions en jeu. La forêt nocturne symbolise le monde obscur. Le cercle tracé sur le sol, la base de la tente cosmique et les reflets du bassin d’airain la lumière du soleil. Ce soldat recrée l’espace de lumière qui lui permettra de dialoguer avec les bons esprits sans se mettre en danger. Il ne sera d’ailleurs pas condamné pour sorcellerie. En revanche, les démons que la sorcière va récupérer derrière la haie sont des cacodémons. Elle est le vecteur de leurs méfaits. Cette relation duelle entre la femme et les mauvais démons structure l’imaginaire de la sorcellerie.

III .Une femme aussi dangereuse ne peut que provoquer l’unanimité contre elle Concept germanique donc, la sorcière appartient originellement aux espaces forestiers denses, comme la forêt vosgienne. Les habitants y sont confrontés à une impression d’enfermement qu’ils reproduisent. Le meix entourant chaque maison répond à l’espace clos du faing, cette clairière de défrichement forestier. La « femme démoniaque qui chevauche les haies » ne peut qu’y trouver sa raison d’être. Dans les témoignages des procès, haies et clôtures sont franchies lors de vols nocturnes ou de transports diaboliques. Les chiffres sont éloquents. Les archives conservent 300 procès de sorcellerie touchant l’espace forestier situé entre la Meurthe et la Moselle, dont 233 pour la seule haute vallée de la Meurthe. Par ailleurs, 41 affaires ont été entendues par la justice de Bruyères. Et ceci en un demi-siècle. Pourtant, ce dénombrement ne prend en compte qu’une partie des affaires réellement instruites. La violence institutionnelle, qui s’exerce contre les femmes à cette époque, est donc impressionnante.

1. Difficile d’entrer dans le détail des motifs de condamnation Ils sont bien entendu aussi nombreux que les procès qui les ont jugés. Trois chefs d’inculpation, cependant, conduisaient immanquablement au bûcher. Ils trouvent leur justification dans la crainte inspirée par la femme. Sa relation avec le monde aquatique explique que la sorcière puisse agir sur l’eau descendante pour gâter les récoltes Nicolas Remy écrit que « les sorcières disent que les démons leurs procurent la faculté de provoquer la formation de nuages. Elles les font éclater sur les campagnes en une grosse précipitation de grêle. » Les méthodes utilisées rejoignent les anciens rites panthéistes, en particulier celui qui consiste à battre l’eau des cupules. On retrouve l’imaginaire lié à l’eau. Si les eaux calmes reflètent la paix et l’ordre, les eaux agitées symbolisent le mal et le désordre. Cacodémons et âmes damnées peuplent les cascades et les biefs des moulins aux eaux agitées par le battant de la roue. Certaines rivières sont plus favorables aux mauvaises âmes. Comme la Mortagne dont le nom signifie « l’eau des morts », moutonne en patois. Jusqu’au siècle dernier, pour annoncer que leur mort était proche, les anciens disaient qu’ils allaient partir à Mortagne. Le concept est riche. Pour abandonner ses soucis, une femme passera une rivière, en jetant des cailloux dans l’eau par-dessus son épaule. Battre l’eau naissante de la terre permet de communiquer avec ses chers disparus. C’est donc aussi un moyen de divination. Sa relation avec les démons fait de la sorcière une devineresse Ces femmes font souvent profession de guérisseuses. Leur capacité à chevaucher deux mondes leur permet de deviner l’origine d’une maladie : un mal de saint guérissable ou un mal donné qui se manifeste par des occlusions ou des perclusions entravant les mouvements du corps ou les circulations internes. Cette affection, provoquée par un cacodémon, relève de pratiques magico-religieuses. Les sanctuaires curatifs appropriés occupent les anciens lieux bénéfiques. Un exemple maintenant bien connu. La guérisseuse Claudette Clauchepied se rend à Deycimont auprès de saint Roch. La profession de devineresse a toujours été un motif de condamnation à mort. La maîtrise du destin est réservée à Dieu. Dans le Lévitique (-500) on lit déjà : « si un homme ou une femme sont animés d’un esprit pythien ou pratiquent la divination, qu’ils soient éliminés par la mort. » La sorcière est surtout une empoisonneuse Le chef d’accusation principal d’une procédure de sorcellerie est le venéfice, c’est-à-dire l’empoisonnement. Le venin est une substance, souvent mise en rapport avec les dangers du sexe féminin. Le discours liant la femme au venin est révélateur : « Les vieilles femmes qui ont encore leurs règles, et certaines autres qui ne les ont plus régulièrement, si elles regardent des enfants couchés dans leur berceau, elles leur communiquent du venin par leur regard. La cause, dans les femmes qui ont encore leurs règles, vient de ce que le flux et les humeurs répandus par tout leur corps offensent les yeux. Les yeux ainsi offensés infectent l’air et l’air infecte l’enfant. Pour les vieilles femmes à qui leurs règles ne fluent plus, c’est parce que la rétention des menstrues engendre beaucoup de méchantes humeurs. Etant âgées, elles n’ont presque plus de chaleur naturelle pour consumer et diriger cette matière. Les pauvres surtout, qui ne vivent que de viandes grossières, y contribuent beaucoup. Celles-là sont plus venimeuses que les autres. » Pour parfaire cette disposition naturelle, les sorcières utilisent les poudres magiques que leur distribuent les démons. Parce que le poison fait peur, son utilisation conduit immanquablement au bûcher.

2. Les sentences touchant les femmes sont d’une cruauté surprenante. Le but de ce propos étant de mettre en évidence la violence envers la femme, le choix a conduit à éliminer le bûcher. C’est un moyen bien connu, même si on ignore parfois de quoi il s’agissait vraiment. L’image de l’affiche corrige cette lacune. On ne monte pas sur un bûcher mais on est entouré par lui. La justice lorraine est particulière. A l’origine, les gens étaient jugés par leurs voisins et non par des juristes. Les sentences étaient prononcées et exécutées par les représentants de la communauté. Au XVIe siècle, ce ne devrait plus être le cas. La justice ducale est là pour surveiller les sentences prononcées localement, qui sont souvent d’une cruauté extrême. Pourtant, les sentences traditionnelles, qui flétrissent le corps féminin, continuent à sévir. Deux affaires, qui ne sont pas exceptionnelles, sont retenues ici : le procès de Mougeotte Georges, une jeune mère infanticide et celui de Jeanne Thihar, une vieille guérisseuse accusée de sorcellerie et d’empoisonnement. La violence de certaines sentences affecte les symboles maternels. Le procès de Jeanne Thihar du Void de Belmont, en 1591, est édifiant. La prévenue est une vieille femme de 60 ans qui est soupçonnée d’avoir empoisonné son fils aîné, en lui donnant trois pommes à manger. S’y ajoutent plusieurs accusations de sorcellerie. L’accusateur, un parent, connaît parfaitement les conséquences de sa dénonciation calomnieuse. Si Jeanne reconnaît avoir tué son fils, elle sera accusée de renier ses devoirs et son statut de mère. La justice focalisera alors sa violence sur certaines parties symboliques de son corps. Il a fallu torturer cette femme pour qu’elle reconnaisse l’accusation. La première sentence demande qu’elle soit exposée au carcan à la vue du peuple. Là, le bourreau doit lui tenailler les bras en quatre endroits avec une tenaille ardente. Il doit ensuite lui arracher les mamelles avec le même outil pour avoir, contre toute loi naturelle, fait mourir son fils. Cela fait, elle sera attachée à un poteau pour être brûlée en raison de ses venéfices. Deux condamnations donc, celle de la mère puis celle de la sorcière. Nicolas Remy conteste ce jugement, demandant qu’elle soit seulement brûlée vive. Le prévôt de Bruyères décide alors d’assembler les maires, échevins et jugeants de la prévôté « pour faire jugement selon l’ancienne coutume ». Voici le texte : « Nous avons fait extraire des prisons ladite Jehenne. Une fois amenée par devant nous, nous lui avons fait faire la lecture de son procès par le clerc-juré. Puis avons commandé à François Pelletier, commis d’échevin en la mairie de Bruyères, de faire son devoir et de donner sentence contre ladite Jehenne. Après avoir assisté au conseil des bonshommes-jugeants, le commis d’échevin a rapporté, par l’organe de Valentin Mougeot demeurant à Champs, que ladite Jehenne a bien été reconnue coupable. » Les termes de la sentence initiale sont confirmés avec une précision supplémentaire : Jeanne doit être brûlée vive. Il s’agit bien d’une violence collective, exercée contre le corps de la femme et de la mère. Ce n’est pas l’institution qui la prononce mais tous les hommes qui comptent dans la prévôté. L’exemple permet de comprendre que l’imaginaire collectif a imposé sa violence à l’institution. Le viol des lois de la maternité a réveillé la crainte de la femme-démon et de ses funestes pouvoirs. Jeanne Thihar est devenue une victime émissaire, chargée d’exorciser les peurs ancestrales. Ce qui explique l’insistance de la justice locale. Dans ce cas, les sentences réservées aux femmes connaissent peu de limites. Le 2e exemple choisi est daté de 1612. Il concerne une femme de 22 ans, qui a deux enfants dont un nourrisson. La jeune mère vit à Gérardmer, une communauté dépendant de la prévôté d’Arches. L’ensemble de la procédure montre une pauvre fille accablée par les injustices de la vie et qui finira par porter un coup de couteau au ventre de son bébé. Les témoignages sont d’une exceptionnelle densité psychologique. La mère se rend chez la marraine du petit pour accomplir son geste, dans l’espoir qu’on l’en empêche. Ce ne sera pas le cas. Une fois le coup porté, les propos de cette femme révèlent une grande détresse : « Commère, mon enfant est-il mort ? Vais-je retourner et l’aller achever afin qu’il ne languisse pas ? » Finalement, elle revient lui donner le sein dans l’espoir que son lait le guérira comme il l’a nourri jusque-là. Magnifique image de la femme transmettant et entretenant la vie ! La sentence locale mérite, ici aussi, d’être livrée en entier : « Que ladite Mengeotte soit condamnée à être mise entre les mains du maître des hautes-œuvres pour être par lui mise et appliquée au carcan par l’espace d’un quart d’heure. Puis qu’elle soit conduite au-dessous du gibet d’Arches pour lui être le poing coupé. Puis qu’il lui soit donné un coup de couteau dans le ventre et en cet état, qu’elle soit mise et enterrée en une fosse qui sera faite pour cela, sa tête demeurant dehors. Qu’elle soit abandonnée à la miséricorde de Dieu pour y terminer ainsi sa vie. » En raison d’une date plus tardive, l’avis des échevins nancéiens est respecté. La pauvre fille aura seulement le poing droit coupé avant d’être pendue et étranglée. Dans ce cas aussi, la femme a renié les devoirs réclamés par sa nature de mère. En faisant abstraction de sa cruauté, il reste que la sentence traditionnelle est, ici aussi, hautement symbolique. Elle prive la condamnée de sa condition d’être humain donc de son droit d’appartenir au monde de la lumière. L’enterrement dans le sol maudit du gibet qu’il faut éviter de fouler, lui retire toute possibilité de rédemption. Même si la miséricorde divine est évoquée, son corps torturé rejoindra les cacodémons qui peuplent les profondeurs obscures de la terre.

CONCLUSION Il est clair que la violence dirigée contre les femmes n’est pas uniquement le fait des pouvoirs et de l’institution judiciaire. Elle procède d’un imaginaire collectif qui a amalgamé les vieilles croyances et les craintes qu’éprouve l’homme devant les pouvoirs et les mystères féminins. . Photographie de la sorcière (ab) Avant de nous quitter, reprenons l’image de la sorcière que nous comprenons certainement mieux maintenant. Ce qui nous faisait sourire tout à l’heure a pris du sens. Je ne vous choquerai plus en redisant que cette allégorie est représentative de la violence faite à la femme qui voit son image ainsi dévalorisée. Le vol de cette sorcière a lieu pendant la nuit, moment le plus exposé aux menaces des démons. Elle passe devant l’œil mauvais de la lune, à cheval sur ce qui semble être un balai. La position rappelle que cette femme est une Zaunreiterin, une femme qui chevauche la haie. A cheval sur deux mondes, elle constitue une menace pour la société. Le personnage est visiblement laid et âgé, ce qui souligne sa dangerosité. Il est déchevelé car il fréquente le Diable et ses démons. On sait que l’honneur d’une femme est attaché à l’ordonnance de sa chevelure. Le cône déformé et obscur du chapeau confirme que sa propriétaire n’appartient plus au monde des hommes. Décidément cette sorcière n’est plus aussi sympathique à présent. Elle ne fait plus rire ni même sourire. Je vous prie de bien vouloir m’en excuser.

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P
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